Ce qui suit est basé sur une communication écrite par la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains et d’autres experts des Nations Unies et transmise au gouvernement de Guinée-Bissau le 15 août 2024. La communication est restée confidentielle durant 60 jours afin de permettre au Gouvernement de répondre. Malheureusement, le Gouvernement n’a pas répondu dans ce délai. Si une réponse est reçue, elle sera publiée dans la base de données des procédures spéciales des Nations Unies.
Ce qui suit est une version écourtée de la communication originale.
CONTEXTE
Sujet : la répression et les cas d’arrestations de membres de la société civile, de défenseurs des droits humains, de journalistes, de membres de l’opposition, de militants politiques, ainsi que de manifestants lors des manifestations organisées par la plateforme de la société civile appelée Frente Popular le 18 mai 2024.
Le Frente Popular est une initiative nationale de la société civile, fondée en mars 2024 avec l’objectif de sauvegarder la démocratie en Guinée-Bissau. Le Frente Popular est composé d’organisations de la société civile, parmi ses membres des activistes, des syndicalistes et des défenseurs des droits humains.
M. Armando Lona N’Nhinda est un activiste et le coordinateur du Frente Popular. Il est responsable de la coordination de la manifestation du 18 mai.
M. Gibril Bodjam est un défenseur des droits humains et le coordinateur du groupe Kumpuduris de Paz, qui vise à contribuer à la justice sociale et au développement durable en Guinée-Bissau. Le groupe a contribué à l’organisation des manifestations à Bissau et dans les régions. M. Bodjam était responsable de la coordination des manifestations à Gabu.
M. Alberto Oliveira Lopes, est le président de l’Ordre professionnel des Infirmiers, qui exerce les pouvoirs de direction, de gestion et de représentation externe des intérêts des infirmières en Guinée-Bissau. Il promeut les droits humains liés à l’accès à la santé publique, et se bat pour améliorer la qualité de la santé et défend les droits des usagers de la santé.
M. Eliseu Aguinaldo da Silva est défenseur des droits humains, logisticien pour la Ligue bissau-guinéenne des droits de l’homme et membre du Frente Popular.
Mme. Julinha Sana Sambu est une journaliste de la télévision de Guinée-Bissau, qui a participé à la manifestation à Bissau.
Mme. Zinaida Daira Pereira Aires dos Reis est une journaliste de la télévision de Guinée-Bissau, qui a participé à la manifestation à Bissau.
ALLÉGATIONS
Depuis le 15 janvier 2024, selon le communiqué du ministère de l’Intérieur, les manifestations sont interdites dans certaines conditions en Guinée-Bissau.
Le 18 mai 2024, malgré l’interdiction des manifestations, une manifestation nationale a eu lieu en Guinée-Bissau, ayant pour but de manifester contre l’état actuel des droits humains dans le pays, notamment en ce qui concerne la faim, les cas de violence et les tendances à la destruction de la démocratie.
La manifestation aurait été lourdement réprimée par les autorités, notamment à travers l’arrestation de journalistes, de défenseurs des droits humains et de militants de la société civile.
Selon les informations publiées par les organisations de la société civile, 98 personnes ont été arrêtées en total, dont M. Alberto Oliveira Lopes, M. Eliseu Aguinaldo da Silva, Mme Julinha Sana Sambu et Mme Zinaida Daira Pereira Aires dos Reis, qui ont tous participé aux manifestations à Bissau et ont été maintenus en détention pendant deux jours (le 18 et 19 mai) dans une cellule de la Segunda Esquadra. Tous auraient prétendument été victimes de torture et/ou de traitements inhumains, dégradants et cruels pendant leur détention. Mme Julinha Sana Sambu aurait également été suspendue de la télévision de Guinée-Bissau.
La plupart de ces 98 personnes ont été libérées dans les 48 heures, conformément à l’article 183(1) du Code pénal, à l’exception de 9 personnes, dont M. Armando Lona N’Nhinda et M. Gibril Bodjam.
M. Armando Lona N’Hinda a diffusé l’appel à manifester et a participé à la manifestation tenue à Bissau, où il a été arrêté le 18 mai et détenu dans la cellule de la Segunda Esquadra jusqu’au 27 mai 2024. Au cours de sa détention, M. Armando Lona N’Hinda aurait été torturé dans sa cellule.
M. Bodjam a été le promoteur de la conférence de presse qui s’est tenue le 18 mai à Gabu. Il y aurait été arrêté et amené à Bissau le même jour, et aurait été détenu dans une cellule de la Segunda Esquadra. En raison des conditions inhumaines qui régnaient dans la cellule où M. Bodjam était détenu, il aurait été hospitalisé au service des urgences de l’hôpital Simão Mendes pendant 11 jours.
Le 24 mai, une première audience s’est déroulée en l’absence des détenus, mais en présence de leurs avocats. Un juge du tribunal régional de Bissau a ordonné la libération des 9 personnes toujours détenues par la police à la suite d’une demande d’habeas corpus déposée par leurs avocats et fondée sur l’article 183(1) du Code pénal, qui fixe le délai légal de 48 heures pour qu’une personne arrêtée soit présentée devant un juge. Dans sa décision, le juge a également noté que la liberté de réunion était protégée par l’article 54 de la Constitution.
Le 27 mai, une deuxième audience a eu lieu, en présence des 9 détenus et de leurs avocats. Après plus de 7 heures d’interrogatoire dans les locaux du Ministère public de la République de Guinée-Bissau, les 9 personnes toujours en détention, dont M. Armando Lona N’Hinda et M. Gibril Bodjam, ont été libérées. Ils ont été libérés avec l’obligation de fournir des mises à jour périodiques aux autorités.
Le 28 mai, lors d’une conférence de presse, M. Armando Lona N’Hinda a affirmé que ses collègues et lui-même avaient été victimes de torture. Ils auraient été battus par des policiers à visage couvert. Il a également commenté sur les conditions de détention inhumaines dans lesquelles lui et ses compagnons se trouvaient, et a accusé le secrétaire d’État à l’ordre public, qu’il aurait vu lors de son arrestation, de son implication.
PRÉOCCUPATIONS
Dans la communication, nous exprimons notre profonde préoccupation quant à l’usage présumé de la force illégale contre la société civile, les défenseurs des droits humains, les journalistes, les membres de l’opposition, les militants politiques, ainsi que les manifestants par les forces de sécurité de l’État.
Nous sommes également préoccupés par les allégations de recours excessif, disproportionné de la force en réponse aux manifestations par la police et les forces de sécurité. Nous reconnaissons que, selon certaines informations, dans certains cas, certaines personnes ont pu recourir à la violence pendant les manifestations.
Cependant, nous rappelons que les principes juridiques dictent que les mesures visant à séparer les individus ayant recours à la violence de ceux qui manifestent pacifiquement doivent être proportionnées au risque évalué, nécessaires, avec un objectif spécifique et appliquées pour garantir la sécurité de tous les manifestants. Si ces allégations étaient confirmées, elles pourraient constituer des violations des droits à la vie, à la liberté et à la sécurité, au droit de réunion pacifique et à la liberté d’expression consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auxquels la Guinée-Bissau a adhéré le 1er février 2011.
En outre, les interdictions de manifester suscitent des inquiétudes. Le droit de réunion pacifique impose aux États l’obligation de respecter et de garantir son exercice, sans discrimination, en permettant aux réunions de se dérouler sans ingérence injustifiée, que les manifestations pacifiques soient sporadiques, annoncées ou non. Les droits à la liberté de réunion pacifique, ainsi qu’à la liberté d’opinion et d’expression sont aussi protégés par la Constitution et ses articles 54 et 51, respectivement. Ces allégations seraient en contradiction avec la responsabilité des États de protéger les manifestants pacifiques et de veiller à ce qu’il existe un environnement propice à la sécurité des rassemblements de manifestants. Nous notons que les États ont l’obligation, en vertu du droit international des droits de l’homme, non seulement de protéger activement les réunions pacifiques, mais aussi de faciliter l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique (A/HRC/20/27).
Nous rappelons également que l’arrestation et la détention en raison de l’exercice pacifique des droits protégés par le Pacte, y compris la liberté d’expression et d’association, peuvent être arbitraires. En outre, il est essentiel de respecter pleinement les garanties procédurales lors de l’arrestation et pendant les premières heures de la privation de liberté pour prévenir d’éventuelles violations des droits humains. Ces garanties comprennent l’enregistrement immédiat et le contrôle judiciaire de la détention, la notification des membres de la famille dès qu’une personne est privée de liberté et l’assistance d’un avocat de la défense de son choix.
Nous sommes par ailleurs préoccupés par l’effet dissuasif que les allégations décrites ci-dessus sont susceptibles d’avoir sur les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes, les militants et les voix critiques dans le pays, y compris pour l’exercice de leurs droits à la liberté de réunion et d’expression.