Ce qui suit est basé sur une communication écrite par la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains et d’autres experts des Nations Unies et transmise au Gouvernement de la Tunisie le 17 avril 2025. La communication est restée confidentielle durant 60 jours afin de permettre au Gouvernement de répondre. Le Gouvernement a répondu le 3 juin 2025.
Depuis son incarcération, la santé de Mme Sonia Dahmani continue de se détériorer. Le 30 juin 2025, Mme Dahmani a été condamnée à deux années supplémentaires d’emprisonnement pour des accusations similaires à celles pour lesquelles elle purge déjà une peine de 18 mois de prison, liées à sa dénonciation publique de pratiques racistes.
Ce qui suit est une version écourtée de la communication originale.
CONTEXTE
Sujet : les condamnations, les accusations et la détention de la défenseuse des droits humains Mme Sonia Dahmani.
Mme Sonia Dahmani est une avocate défenseuse des droits humains, y compris les droits des migrants; elle est aussi chroniqueuse dans plusieurs médias.
Mme Dahmani a fait l’objet de la communication AL TUN 4/2024 envoyée le 30 mai 2024. Nous remercions le Gouvernement tunisien pour la réponse reçue en date du 8 août 2024. Cependant, à la lumière des informations suivantes reçues, nous restons préoccupés par la situation de Mme Dahmani.
La situation des défenseurs des droits des migrants a été abordée dans la communication AL TUN 5/2024 adressée au gouvernement tunisien le 14 août 2024. Nous tenons également à souligner la communication AL TUN 6/2024 dans laquelle nous avons exprimé notre inquiétude quant au traitement des migrants, envoyée au gouvernement le 1er octobre 2024, et la communication OL TUN 8/2022 de 23 janvier 2023, dans laquelle nous avons exprimé nos préoccupations concernant le décret-loi No. 2022-54 relatif à la lutte contre les infractions relatives aux systèmes d’informations et de communication.
ALLÉGATIONS
Le 2 mai 2024, le ministre de l’Intérieur de la Tunisie a tenu une réunion de coordination de haut niveau avec ses homologues d’autres pays de la région méditerranéenne, portant sur la coopération conjointe en matière de migration irrégulière.
Dès le 3 mai 2024, les forces de sécurité tunisiennes ont expulsé des centaines de migrants et de réfugiés, dont des enfants, des femmes enceintes et des demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR, qui campaient dans un parc public à proximité des bureaux de Tunis de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et du HCR.
Les attaques envers les personnes migrantes et les associations les soutenant se seraient intensifiées dès lors, avec un nombre élevé d’expulsions forcées, ainsi que des perquisitions de bureaux, arrestations et enquêtes de membres d’associations travaillant dans le domaine de la migration.
Concernant l’absence de procès équitable de Mme Dahmani :
Le 7 mai 2024, Mme Dahmani a fait des déclarations sur une chaîne de télévision dans lesquelles elle a critiqué le traitement humiliant des migrants subsahariens en Tunisie et la politique du gouvernement à l’égard des migrants.
Le 9 mai 2024, Mme Dahmani a reçu une convocation pour apparaitre le lendemain devant le juge d’instructions auprès du tribunal de première instance de Tunis.
Le 10 mai 2024, plusieurs avocats auraient assisté à l’audience au nom de Sonia Dahmani et ont présenté une demande de report de l’audience. La demande a été rejetée par le juge d’instruction en charge de l’enquête qui a décidé d’émettre un mandat d’arrêt à l’encontre de Mme Dahmani et a annoncé qu’elle serait jugée sur la base de l’article 24 du décret 54 largement contesté.
Le 11 mai 2024, des policiers présumés vêtus de vêtements civils noirs et de cagoules ont violemment détenu Mme Dahmani des locaux de l’Ordre des avocats tunisiens à Tunis, ou elle s’était réfugiée le 10 mai 2024. Il n’est pas certain qu’ils disposaient d’un mandat d’arrêt. De nombreux avocats et passants ont également été violemment manipulés, comme le montrent les vidéos partagées sur les médias sociaux.
Le 13 mai 2024, Mme Dahmani a fait l’objet d’un mandat de dépôt émis à son encontre dans le cadre de poursuites judicaire sur la base de l’article 24 du Décret-loi no. 2022-54 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication pour des déclarations médiatique, et qui prévoit une peine de cinq ans de prison et une amende de 50,000 dinars (environ 16,000 USD). Mme Dahmani est détenue à la prison pour femmes de Manouba, dans un quartier de haute sécurité sous stricte surveillance.
Le 6 juillet 2024, Mme Dahmani a été condamnée à un an de prison ferme en première instance pour ses déclarations sur la politique migratoire tunisienne ; son comité de défense a fait appel à cette décision.
Le 20 août 2024, Mme Dahmani devait comparaître devant le tribunal pour son audience d’appel. Devant son absence, son équipe de défense a contacté la direction de la prison pour demander l’autorisation d’assister à l’audience, conformément aux instructions du juge et aux règles d’un procès équitable. L’audience a commencé en son absence, et le juge a annoncé avoir été informé par la prison que Mme Dahmani avait refusée de comparaître. L’audience a été ajournée au 10 septembre 2024.
Le 10 septembre 2024, jour de la deuxième audience en appel dans la même affaire, le tribunal a réduit la condamnation de Mme Dahmani à huit mois d’emprisonnement ferme. Ses avocats n’ont pas été autorisés à plaider et ils n’ont appris la décision que à travers Facebook, en contradiction avec les règles d’un procès équitable.
En octobre 2024, Sonia a été condamnée à deux ans de prison supplémentaires pour avoir dénoncé sur une chaine de radio nationale des pratiques racistes et la situation des migrants subsahariens en Tunisie, telles que la ségrégation dans les cimetières et les bus, et pour avoir dénoncé le racisme systémique anti-Noirs.
Le 24 janvier 2025, la cour d’appel a réduit la peine de Mme Dahmani de deux ans à 18 mois.
Dans une troisième affaire, Mme Dahmani a été poursuivie par le Comité général des prisons et de la rééducation, conformément aux dispositions du décret-loi n° 54, pour “diffusion de fausses nouvelles et informations dans le but de nuire à la sécurité publique, de diffamer et d’inciter autrui,” à la suite des propos que Mme Dahmani a tenu à l’antenne en novembre 2023 dans lesquels elle a condamné les conditions des prisons en Tunisie. L’affaire a été renvoyée devant le tribunal correctionnel, mais l’équipe d’avocats de Mme Dahmani a formé un pourvoi en cassation.
Le 3 février 2025, la Cour de cassation a statué que le décret-loi n° 54 ne s’appliquait pas aux journalistes exerçant leur liberté d’expression, mais elle n’a pas annulé la décision précédente et a renvoyé l’affaire devant le tribunal correctionnel. Le jugement a été reporté à trois reprises et est désormais attendu pour le 8 avril 2025.
Entre-temps, les rencontres de Mme Dahmani avec ses avocats se dérouleraient sous surveillance constante, avec une caméra et la présence d’un gardien de prison, et toutes les visites seraient enregistrées. Les agents pénitentiaires ont examiné les documents juridiques et tous les documents au préalable, violant ainsi la confidentialité entre le client et son avocat.
Concernant les mauvais traitements dégradants infligés à Mme Dahmani :
Le 20 août 2024, Mme Dahmani aurait subi une fouille corporelle intégrale humiliante et dégradante, comme l’exigeait son transport au tribunal pour son audience d’appel. Cette fouille, qui incluait des attouchements sur les parties intimes, avait été effectuée par une employée de la prison en présence de la directrice de la prison. Cette dernière lui a ordonné de porter un « safsari » au tribunal, un voile traditionnel réservé par l’usage dans les tribunaux aux prisonnières jugées pour des affaires de « mœurs ». La directrice a ensuite ordonné à Mme Dahmani de regagner sa cellule, prétextant l’absence de moyen de transport pour l’emmener au tribunal.
Depuis le 20 août 2024, Mme Dahmani aurait été victime de harcèlement physique et psychologique en prison. La direction de la prison lui a interdit de recevoir des vêtements de sa famille, elle a été fouillée à plusieurs reprises et ses effets personnels, dont des cahiers, ont été confisqués, et elle s’est vu refuser des soins médicaux immédiats en raison de nouveaux problèmes de santé depuis sa détention, notamment l’hypertension et le diabète. L’administration pénitentiaire a restreint ses contacts avec l’extérieur : Elle a droit à des visites hebdomadaires de 15 minutes par téléphone à travers une vitre, en plus d’une visite mensuelle de contact direct, dont quatre lui ont été accordées depuis son arrestation en mai 2024. Elle n’a pas reçu les lettres envoyées par ses amis.
Le 29 août 2024, l’équipe de défense de Sonia Dahmani a déposé une plainte pour torture, harcèlement sexuelle, et violences contre le directeur de la prison et l’agent pénitentiaire identifiés par la victime. Le même jour, le procureur a ordonné l’ouverture d’une information judiciaire, mais son ordonnance était incomplète : elle ne désignait pas de juge d’instruction et ne mentionnait pas qu’il s’agissait d’une plainte pour torture. Aucune enquête impartiale n’aurait été menée à ce jour.
PRÉOCCUPATIONS
Dans cette communication, nous exprimons notre vive préoccupation face aux allégations concernant les conditions d’arrêt et de condamnation de Mme Dahmani qui semble être lié à son travail et ses déclarations pacifique à propos des droits de migrants et des conditions des prisons en Tunisie. Nous sommes extrêmement préoccupées par les allégations de détention violente, d’absence de conditions pour un procès équitable et de mauvais traitement en prison à l’encontre de Mme Dahmani.
Nous tenons à nous référer à la déclaration du Haut-Commissaire aux droits de l’homme du 18 février 2025, qui appelait à la fin de la détention arbitraire de défenseurs des droits humains, d’avocats et de journalistes pour l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, et soulevait des inquiétudes quant à l’absence de procès équitable et de procédure régulière.[1] La déclaration citait notamment le cas de Mme Dahmani.
Si elles sont avérées, ces allégations sont susceptibles de constituer une atteinte grave à l’indépendance des juges et des avocats, à la liberté d’expression et d’opinion, au droit de prendre part à la direction des affaires publiques et au droit à un procès équitable, tels que garantis par les articles 5, 19, et 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et les articles 9, 14, et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par la Tunisie le 18 mars 1969.
Si confirmées, les mauvais traitements dégradants sous forme de fouilles corporelles violentes auxquelles elle a été soumise et les restrictions aux visites familiales sont en contradiction directe avec l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (Règles Mandela), avec la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CAT), ratifiée par la Tunisie le 23 septembre 1988, et avec les obligations de l’État en vertu de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, que la Tunisie a ratifié le 18 mars 1969.
[1] https://www.ohchr.org/fr/press-briefing-notes/2025/02/tunisia-end-all-forms-persecution-opponents-and-activists